KOMITAS

Dans la nuit du 24 avril 1915, le gouvernement turc arrêtait toutes les personnalités arméniennes intellectuelles et politiques de Constantinople.

L’une d’elles était un grand compositeur de réputation déjà internationale : Komitas.

Quelques jours auparavant, le 3 avril, dans cette même ville, il donnait un concert et recevait un accueil particulièrement enthousiaste.

Parmi les centaines d’intellectuels arméniens arrêtés dès le 24 avril 1915, déportés et exécutés, le Révérend Père Komitas sera l’un des seuls survivants à la déportation et aux tortures grâce aux pressions internationales pour sa libération.

De retour à Constantinople, il trouve sa bibliothèque détruite et pillée.

La presque intégralité de ses travaux ainsi que de précieux manuscrits relatifs au système de notation musicale arménien du XIe siècle ont définitivement disparu.

Il avait collecté plus de 3000 mélodies et avait étudié les neumes, les modes et l’octoechos.

Komitas tombe alors dans une très profonde dépression. Soigné en France, il s’éteint, en 1935, il y a eu 80 ans en octobre 2015.

Avant la première guerre mondiale, afin de faire connaître la musique arménienne, Komitas donne des concerts et des conférences lors de longs séjours à Berlin en 1913 puis à Paris en 1914.

En 1913, il fonde un chœur de trois cents membres : Goussan. Il crée aussi une école de musique.

Dix ans plus tard, un de ses élèves, Nechane Serkoyan, à peine arrivé en France, crée un ensemble vocal pour chants d’église à Paris. Il lui donne le nom de son maître.

C’est ce chœur, rejoint par la chorale Sipan, un an après la mort du Maître, qui porte le nom conjoint de SIPAN-KOMITAS.

Komitas a su exprimer dans son œuvre toute la richesse des traditions multiséculaires de la musique arménienne.

Il a posé les fondements de l’école de composition arménienne et indiqué les voies de son évolution future grâce à ses longues recherches ethnomusicologiques auprès des peuples de son pays.

Il a utilisé ses découvertes pour créer sa propre musique, faisant ainsi preuve, au-delà de son travail de scientifique, d’une grande capacité créatrice.

En 1907, le R.P. Komitas publiait un article dans le Mercure Musical, une revue française de musicologie où se sont exprimés nombre de grands compositeurs.

Je ne résiste pas au plaisir de vous lire quelques lignes de Komitas lui-même pour vous permettre de goûter son style et vous le rendre plus proche.

Demandez au paysan Arménien le nom de l’endroit où telle chanson a pris naissance ; qu’il le sache ou non, il vous nomme un village. Demandez le nom de celui qui l’a composée ; il désigne le chanteur en vogue de ce village ; quand vous vous adressez à celui-ci, il donne un autre nom ou hausse les épaules.

C’est la chanson elle-même qui intéresse le paysan et non point son auteur ; l’auteur, c’est lui aujourd’hui, demain ce sera un autre.

Comment ne pas relever ici toute la modestie de Komitas. Il ne se situe pas comme auteur mais comme passeur. Komitas poursuit :

La faculté de la composition est pour le paysan un don naturel ; tous les paysans savent, tant bien que mal, composer et chanter des chansons. Ils apprennent l’art de la composition au sein de la nature, qui est leur école infaillible.

Les Arméniens des villes appellent rustiques ou villageois, les chants populaires, et ils ont raison, car c’est le paysan que crée la chanson, qui compose l’air ; dans la composition d’une chanson, chaque paysan a sa part.

L’année dernière j’étais allé en villégiature au monastère de Haridj (dans le Chirak, à 28 verstes d’Alexandropol, sur l’Aragatz). C’était lors des fêtes de la Transfiguration ; des pèlerins en foule étaient arrivés. Les jeunes paysannes, les nouvelles mariées et les garçons dansent, improvisent des chansons et chantent, comme il est de coutume aux pèlerinages. J’étais déjà sur le toit dallé du bâtiment, crayon et papier à la main, et j’attendais l’arrivée des chanteuses. Cette fois, je devais y assister dès le commencement, ce qui ne m’avait pas été possible jusque là, car on commence la danse en pleine nuit…

Il faut imaginer Komitas, grimpant sur le toit, guettant et prenant des notes. Komitas poursuit :

Ce jour là, j’ai noté trente-quatre nouvelles chansons. Cela suffit pour montrer de quelle manière naissent les chansons rustiques, et comment, au même moment, elles se multiplient et se développent.